Les Imprudents

© Marie Clauzade

D’après les dits et écrits de Marguerire Duras – conception et mise en scène Isabelle Lafon, compagnie Les Merveilleuses – au Théâtre de la Colline.

Ils sont trois et entrent sur le plateau très naturellement, comme on marche dans la rue. Deux s’installent à la grande table où se trouvent textes et verres d’eau comme pour une répétition et se mettent à parler entre eux de Marguerite Duras comme on en parlerait au café, entre amis. La troisième, Isabelle Lafon, qui signe le spectacle, devise avec le public avant de les rejoindre. La voix de Duras, si particulière, nous est donnée en ouverture : « Il faut être plus fort que ce qu’on écrit… C’est écrire qui est exceptionnel. » Femme scandaleuse ? Littérature scandaleuse revendiquée, indécence ? « Ce qu’on cache, je le fais comme au grand jour. » Indiscrétion, engagement politique…  « Je veux déplaire » déclare-t-elle.

Les acteurs ont travaillé sur les textes de Duras collectés dans les archives, notamment audiovisuelles. Ils en ont tiré des séquences d’interviews qu’elle avait réalisées dans les différents coins du territoire français pour une émission de télévision, dans les années 65. À la lisière du récit ils se métamorphosent en personnages, dessinant les contours du portrait :

Dans les corons du Pas-de-Calais, à Harnes, on entend le témoignage d’un mineur de fond, André Fontaine, devenu extracteur dans une mine à 120 fosses. Il était chargé de la bibliothèque de la fosse 4 et se raconte, répondant aux questions de l’intervieweuse Duras, venue non pas pour leur parler mais pour les écouter dit-il encore avec admiration. Et elle leur avait lu des poèmes de Michaux et le célèbre Discours sur le colonialisme de Césaire. C’est là que « quelque chose a commencé pour nous » avait-il ajouté, ému qu’elle ait pris du temps avec eux, les mineurs.

On entend, par les acteurs, l’enquête que mène Marguerite Duras sur les lectures et centres d’intérêt des élèves du Lycée Jules Ferry de Versailles ; on l’entend parler avec des prisonniers ; on l’entend questionner la streap-teaseuse Lola Pigalle, sur ce que viennent chercher les clients : l’illusion, sans doute, répond-elle. De loin en loin sa voix se mêle à celle des acteurs. Ses questions, elle les pose haut et fort. « Écris dans ton coin… Quelle année, quel mois, quelle heure, comment tu t’appelles ? » Quelques textes émanent du groupe de la rue Saint-Benoît, là où elle vivait avec Robert Antelme et où ils recevaient nombre d’intellectuels et amis comme Dyonis Mascolo, Edgar Morin, Maurice Nadaud, Claude Roy et d’autres. Ils étaient alors communistes et voulaient changer le monde, ils croyaient en un idéal et en cette utopie : « nous étions scandalisés par le monde… » disait Duras. Sa rencontre avec Pierre Dumayet, pionnier des premiers programmes télévisés, animateur notamment de Lecture pour tous du temps de l’ORTF, au moment où elle venait de publier Le ravissement de Lol V. Stein en 1964, l’a marquée. Elle avait demandé à revoir l’interview vingt-cinq ans plus tard et y avait trouvé beaucoup de sincérité de la part du journaliste.

Le spectacle est un canevas de situations et de questions qui vont et viennent et qui traversent le temps. Il y a ce que dit Duras et ce qu’elle ne dira pas, peut-être par pudeur. Pour elle, la puissance de l’écriture c’est de faire revenir quelqu’un, de faire revenir un mort. On « rappelle » quelqu’un.

Aujourd’hui, on rappelle Duras, par ce spectacle qui semble démarrer de rien et qui prend toute sa puissance au fil du travail d’archéologie mené par Isabelle Lafon et ses coéquipiers, Johanna Korthals Altes et Pierre-Félix Gravière. Les trois acteurs sont très justes dans la liberté et la simplicité restituées. Au fil des portraits Isabelle Lafon s’approche de Duras. On est dans sa chambre, elle soulève le bras du tourne-disque et une chanson de l’époque se fait entendre, Capri c’est fini, d’Hervé Vilar, le couple danse. On entend le nom d’Anne-Marie Stretter, sorte d’archétype de la femme dans la littérature de Duras. On entend la nuit, la peur du silence, de la solitude et de la folie. « Je n’aime pas la nuit, la nuit, je lis ». Côté cour, un piano, comme chez Duras, sur lequel Johanna Korthals Altes joue quelques notes.

Née Donnadieu, près de Saïgon, Marguerite Duras (1914/1996) se fixe à Neauphle-le-Château où elle acquiert une grande maison, son lieu de vie privilégié à partir de 1958. Elle y tournera notamment Nathalie Granger avec Jeanne Moreau et Gérard Depardieu. C’est là que se termine le voyage théâtral. Isabelle et son chien Margo, star du spectacle, qui, à la fin, traverse le plateau, lui rendent visite. Margo et son double. A la fin, Isabelle Lafon raconte. Elle est Duras, dans sa voix et ses attitudes. Réminiscences d’enfance avec le camion du cinéma qui passait devant chez elle ; un brin d’amertume sur la dernière partie de sa vie : « Maintenant je passe dans la rue et on ne me voit pas. Je suis la banalité. » Le doute contient la solitude, l’alcool, l’écriture, « L’écriture, une sauvagerie d’avant la vie » dit-elle… Détruire, dit-elle, du nom de son roman et du film qu’elle avait tourné en 1969… A Neauphle, elle était moins seule, mais se disait plus abandonnée… « Je représente ce que toute une partie de vous refuse : l’incohérence, l’indiscrétion, l’orgueil, la vanité, l’engagement politique naïf, la violence désordonnée, le refus catégorique, le manque de managements, la méchanceté. Je pourrais ne pas m’arrêter. Avec tout ce bordel que je trimballe, je fais des livres » écrivait-elle à Alain Resnais en janvier 1969, dix ans après avoir écrit le scénario du célèbre film qu’il réalisera, Hiroshima mon amour.

Isabelle Lafon-Duras ne force pas le trait, elle fait apparaître Marguerite en creux à travers les différents récits portés par les acteurs, avec beaucoup de pertinence, de sensibilité et d’audace. C’est le quatrième portrait de femme qu’elle réalise : en 2016, à travers un spectacle intitulé Deux ampoules sur cinq, elle faisait le portrait d’Anna Akhmatova, poétesse admirée depuis la publication de son premier recueil, Soir, en 1912, portrait en dialogue avec celui de son amie, l’écrivaine Lyda Tchoukovskaïa. En 2017 elle présentait L’Opoponax, de l’auteure et militante féministe, Monique Wittig. En 2018 elle s’attaquait au Journal de Virginia Woolf, à travers son spectacle Let me try. Le spectacle Les Imprudents devient le quatrième lieu porteur de mémoire d’’une grande dame de la littérature, ici, Marguerite Duras, spectacle présenté par la compagnie, Les Merveilleuses, qui sait aussi diversifier sa palette et prendre d’autres directions.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2022

Avec Pierre-Félix Gravière, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon – lumières Laurent Schneegans – assistanat à la mise en scène Jézabel d’Alexis – administration Daniel Schémann

Du 6 au 23 janvier 2022, Théâtre nationale de la Colline, le mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 16h, 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta – Site : www. colline.fr